Réflexions sur
Le Royaume des chats
(attention : SPOILERS)

mis à jour le 4 août 2003

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Le positionnement du critique

Pour la plupart des spectateurs français, le label Ghibli ne signifie pas grand chose. Seuls les connaisseurs savent qu'il s'agit du studio créé par Miyazaki, et qu'il n'est pas le seul réalisateur à y travailler. Or, même si un film comme Le tombeau des lucioles de Takahata a été abondamment salué par la critique, très peu de longs-métrages de ce studio, hors ceux de Miyazaki, ont accédé au grand écran en France. Outre le tombeau des Lucioles, il y a eu Mes voisins les Yamada (1999) du même Takahata, mais qui n'a pas eu une large audience.

Or, le studio Ghibli ne fait pas seulement les films de Miyazaki. Sur les 12 long-métrages fabriqués par Ghibli entre 1986 et 2003, seuls 6 ont été signés par lui. Les autres sont l'oeuvre d'Isao Takahata (quatre films) et de Yoshifumi Kondo. Ce dernier n'a réalisé qu'un seul film, Mimi o sumasaba en 1995, avant son décès tragique en 1998. Le sixième film , Umi ga Kikoeru était destiné à la télévision.

Ces films, largement inconnus en France, montrent des ambitions et des styles assez différents de ceux de Miyazaki. Aussi pour émettre un avis honnête sur Le royaume des chats, il faut selon moi le considérer aussi distinctement des films de Miyazaki que de ceux de Takahata, car en dépit d'une filiation évidente, Morita a nettement cherché à suivre sa propre voie.

Le shoujo, un genre particulier

Si le réalisateur a avoué des difficultés pour comprendre les "shoujo manga", c'est à dire les bandes-dessinées japonaises pour filles, il faut reconnaître qu'il a brillamment surmonté l'obstacle, et réussi à rendre ses personnages justes et crédibles dans un contexte frôlant la romance, genre plus que tout autre propice aux dérapages mièvres.

Car s'il est une chose difficile à restituer, autant en animation qu'en cinéma classique, c'est bien l'incertitude et l'émotivité de l'adolescence, en particulier quand il s'agit d'aborder la question des sentiments. Miyazaki lui-même ne s'est jamais vraiment risqué sur ce terrain piègeux, laissant volontiers cette tâche à d'autres.

Car dans le shoujo, plus que l'action ou les événements extérieurs, ce sont les sentiments et les émotions des personnages qui constituent les principaux ressorts dramatiques de l'histoire.

Autant dire que sur le plan de l'expressivité et de la gestuelle, la moindre fausse note fait aussitôt basculer la magie dans le ridicule. Le genre même du film apparaît donc comme un vrai défi.

Monde réel et mondes imaginaires

Dans ses périgrinations, Haru passe du monde réel à un monde imaginaire qui s'y superpose. Ainsi, quand Loon se redresse après son sauvetage pour remercier sa bienfaitrice, la surprise du spectateur est totale. Autour d'elle, rien n'a changé, et pourtant, Loon est là, à lui parler le plus naturellement du monde. Le procédé narratif, s'y est classique, réserve pourtant une surprise de taille : le Royaume des chats, lui est bel et bien situé ailleurs, dans une autre dimension ou il est non seulement plus difficile d'entrer, mais dont il est aussi beaucoup plus difficile de sortir.

Est-ce à dire qu'il y aurait plusieurs mondes imaginaires ?

Entre le Ministère des chats, lieu étrange mais qui est accessible par un labyrinthe de rues, et le royaume des chats lui-même, apparaît une différence fondamentale. On peut facilement imaginer Haru rendre visite au Baron dans sa vie quotidienne, sans que cela ne l'affecte plus que la petite Mei qui va voir Totoro. Mais le royaume des chats est différent. C'est un endroit où, comme le dit Mouta : "Se perdent ceux qui ont perdu leur identité".

En filigrane se trouve là une réflexion des plus originales sur le statut de l'imaginaire en tant que tel, et sur ce qu'il peut comporter de merveilleux , mais aussi de dangereux. L'imaginaire peut être exaltant et fascinant, mais ce peut être aussi un lieu pour fuir et s'enfermer hors de la réalité.

Je suis un chat !

La transformation de Haru en chatte fait évidemment référence à une autre transformation, celle de Pinocchio en âne dans le film éponyme des studios Disney. Ce thème de la transformation a bien souvent été utilisé dans d'autres films, mais par toujours avec la même signification. Dans Pinnochio (1939) la transformation est une sorte de punition divine pour les mauvais garçons qui sombrent dans le péché de l'alcool, du tabac et du jeu. Dans des films comme La belle et la bête, qu'il s'agisse de la version de Cocteau de 1945 ou de celle édulcorée par Gary Trousdale et Kirk Wise en 1991, la transformation est un masque au delà duquel se cache la bonté et la souffrance. Shrek (2001) de Andrew Adamson et Vicky Jenson joue sur un registre comparable, tout en inversant adroitement la situation puisque c'est la princesse qui finira par se transformer en ogresse pour une happy-end inédite.

Gloups je suis un poisson (2000) de Michael Hegner et Stefan Fjeldmark mettait aussi en scène des personnages transformés qui cherchent à retrouver leur forme humaine, mais il s'agissait plus d'un film d'aventure que d'un voyage initiatique.

L'enfant qui voulait être un ours (2002) de Jannick Astrup, place la transformation sous une toute autre perspective, puisqu'elle est désirée par l'enfant lui-même qui refuse son humanité.

L'idée dans le film de Morita, c'est que le monde ou nous vivons, quel qu'il soit, nous transforme de façon progressive et parfois irréversible, qu'on le veuille ou non. Ainsi, si Haru ne regagne pas le monde des humains à temps, elle restera un chat pour toujours... D'ailleurs, sa transformation est progressive, et s'accélère à chaque fois que le jeune fille accepte quelque chose de ce monde parallèle. Il suffit qu'elle se dise que ce n'est pas si mal d'être un chat pour que des moustaches lui poussent.

La grande habileté du film, c'est que le royaume des chats n'est pas un endroit diabolique. C'est au contraire un pays plutôt agréable, que le spectateur regrette de ne pas découvrir davantage. Haru semble peut-être naive d'accepter l'invitation au palais contre l'avis de Mouta, mais l'adolescence n'est-elle pas aussi une période de la vie ou l'on est soumis aux tentations, et ou l'on a un fort besoin de se faire sa propre expérience du monde ?

Or se faire sa propre expérience c'est forcément changer soi-même. La problématique ici est bien celle de l'adolescence, c'est à dire se transformer en adulte sans s'égarer, sans perdre son identité.

Traverser les épreuves, mais pas seul

Comme dans tout parcours initiatique qui se respecte, Haru fait face à plusieurs épreuves qui l'amènent à prendre confiance en elle, et à faire confiance à ses amis. Ces épreuves seront pourtant plus symboliques que réelles, le baron, Muta et Toto prenant soin de veiller sur elle. Sa passivité relative est un des aspects décevants du film.

L'aide la plus importante que reçoit Haru pour finalement parvenir à retrouver son monde et sa forme humaine viendra autant des chats du royaumes que de ses amis.

En effet, si Haru se retrouve piégée dans ce royaume, c'est d'abord parce qu'elle a sauvé la vie d'un chat. C'est précisément ce dernier, Loon qui se rebellera contre son père. Il le fera d'autant plus volontairement qu'il veut payer sa dette envers elle.

En fait, Haru n'agit que très peu par elle-même, mais chacune de ses décisions est lourde de conséquences. Le fait de donner, et aussi de donner de soi est un acte fort dans le film. C'est le seul moyen finalement de créer une relation avec les autres. Sur ce plan, Haru est une héroïne très en phase avec les difficultés des jeunes japonaises d'aujourd'hui : Opressées par un système scolaire pesant, et une société très machiste dans laquelle s'affirmer est difficile, elles ont beaucoup de mal à trouver leur place et à se sentir bien.

Aussi Hiroyuki Morita ne place-t-il pas la barre trop haut, montrant que même en n'étant pas très actif, mais avec de la volonté, on peut être maître de son destin à condition de rester fidèle soi-même.

Ceux qui aident Haru le font car ils l'aiment comme elle est, sans la rêver autrement ! C'est aussi une forte incitation pour elle à s'accepter comme elle est.

Ce sont ses propres doutes qui la conduisent au royaume des chats, et se transformer. Et ces doutes viennent pour beaucoup de la solitude de la jeune fille. Morita ici est simple et clair : il n'y a pas de honte à se faire aider pourvu qu'on sache rester soi-même. Le contexte de la production du film, supervisée par Miyazaki, n'est sans doute pas sans rapport avec cet aspect original du développement de l'intrigue. Sans compter le travail d'équipe qu'implique un film d'animation. C'est peut-être là une façon courtoise de signifier qu'il est bien le réalisateur du film même si il est aidé par une équipe technique et artistique exceptionnelle, et chapeauté par le plus grand réalisateur du monde..

Retour sur Terre

Haru retrouve son propre monde, par une chute en plein ciel qui évoque un peu Little Nemo (en particulier quand on connait le pilote de 5 minutes réalisé par Yoshifumi Kondo). On s'attendrait presque à la voir tomber de son lit.

L'arrivée d'une nuée de corbeaux (appelés par Toto) la sauve de l'écrasement au sol. Cette scène de vol est sans doute un hommage à Miyazaki, mais elle montre surtout qu'à trop rêver on risque de retomber de haut.

Après la séparation d'Haru avec le Baron, la dernière scène du film amène une conclusion un peu caricaturale mais sans équivoque : certes Haru a vécu une aventure extraordinaire, mais ce qu'elle a appris n'a rien d'irréel. Son voyage vers le fantastique se termine par un retour dans la réalité, sans plus rien d'onirique. C'est là une fin qui fait particulièrement écho, au Japon, avec le phénomène de l'otakisme. Les otakus, ces passionnés qui ne vivent que dans l'illusion des jeux vidéos et des mangas, ne reviennent jamais dans la réalité, et d'une certaine façon, y perdent leur identité. Mamoru Oshii y faisait aussi réference dans son remarquable film Avalon (2001), montrant des rangées de "non revenus" dont les esprits sont prisonniers d'un monde virtuel.

Dans un pays ou la consommation de films d'animation est énorme, et concerne surtout un public de fans, Morita illustre avec brio une idée exprimée par Miyazaki lui-même il y a plusieurs années : on peut accepter le rêve et l'aimer, mais en devenir consommateur est une négation de soi-même.

Se réfugier dans l'imaginaire et fuir la réalité, comme le fait Haru, peut tout à fait se comprendre, mais cela n'a de sens qui si on revient à cette réalité meilleur(e) que lorsqu'on en est parti.

(à suivre)

(c) Gildas Jaffrennou, août 2003

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