À propos d'Ashitaka

 

Lettre de Benoît Perrottet (11 novembre 2001)

Salut,

Je viens de lire ta page sur Ashitaka et il me semble que tu oublies de dire une chose importante sur ce héros : il est déjà mort!

En effet avant de quitter le village Emishi il se coupe les cheveux, et dans l'ancien Japon on faisait de même avec les morts avant de les inhumer.

De ce fait, contrairement aux autres protagonistes, il n'a rien a perdre. En se coupant les cheveux il franchit le point de non-retour. Jamais il ne reverra le village même en cas de réussite de sa quête.

Tous les autres ont quelque chose à défendre.

San défend la forêt, qui représente toute sa vie.
Eboshi défend ce qu'elle a construit (les forges).
Quand aux femmes, si elles n'avaient rien à perdre avant, maintenant elle ont leur vie au forge.
Enfin Jiko défend sa vie et son pouvoir (je n'imagine pas ce qui lui arrive à son retour bredouille à la Cour).

Et c'est de là, d'après moi, qu'Ashitaka peut se payer le luxe de sa vision du monde. Si son village s'était retrouvé au milieu de la tourmente entre les humains et les dieux, je ne pense pas que son point de vue aurait été aussi libre.

Nous essayons tous d'être fidèle à des principes, et pourtant peu d'entre nous sont fidèles à tout ce qui leur tient à coeur (moi par exemple, je lis "If" de Kipling tous les matins, et tous les matins je me dis que je ne suis pas encore un homme).

Ashitaka, lui, est libre de ses mouvements, rien ne l'empêche d'agir comme bon lui semble, il n'est plus responsable de la défense de son village, son seul objectif est de regarder le monde avec les yeux grand ouverts, et pour cela il peut tout tenter.

 

Quand aux larmes d'Ashitaka lorsque San lui mâche la viande, je pense qu'elle sont dues au fait qu'Ashitaka vient de tomber amoureux de San et qu'il se rend compte que cet amour est impossible,

Le Dieu-Cerf a refusé de le guérir, il a confirmé la sentence de sa mort. Cet amour est d'ailleurs la seule chose qui fait dévier Ashitaka de sa ligne de conduite: Moro lui montrera bien son égoïsme lors de leur discussion a l'extérieur de la tanière.

Voilà, ce n'est que mon modeste avis sur ces deux point du film, et je ne prétend pas posséder la vérité, seul Miyazaki l'a. Je serai ravi que tu me donnes le tien.

Benoît

 

D'abord merci à Benoît de partager ainsi sa réflexion.

Le symbole des cheveux coupés est effectivement la marque du bannissement. Pour sa communauté, c'est comme si Ashitaka était mort puisqu'il ne pourra jamais revenir. Pour autant, il n'est pas mort, et a même une énorme volonté de vie. Il entreprend bel et bien sa quête dans le but de trouver un remède à la malédiction dont il est frappé.

C'est vrai que tous les protagonistes du film ont quelque chose à perdre, et s'affrontent pour préserver ce qui leur tient à coeur. C'est un point remarquable du film : chacun des personnages a des motifs légitimes pour agir comme il le fait.

Pour autant, je crois qu'Ashitaka défend aussi quelque chose. Une chose qui compte plus pour lui que sa vie, ou que sa place au sein de la communauté des hommes. Selon moi, Ashitaka défend une certaine vision du monde et des relations entre les hommes et ce monde. Il défend les valeurs auxquelles il croit.

Tu dis qu'il n'aurait pas été aussi libre si son village avait été au milieu de la tourmente, mais au début du film son village et même sa fiancée SONT au beau milieu de la tourmente. Alors que le Tatari-gami fonce vers le village Emishi, que fait Ashitaka ? Il parle au monstre. Il le prie de calmer sa colère et d'épargner son village.

Quand Kaya et les deux autres jeunes filles sont directement menacées, il n'hésite pas une seconde pour décocher une flèche... la flèche qui amènera sur lui la malédiction.

Quand la Shamane lui demandera plus tard 'Es-tu prêt à entendre le destin qui t'attend ?', Ashitaka fera cette réponse révélatrice : 'Je m'y suis préparé au moment ou j'ai décoché ma flèche'.

Aussi, je crois qu'Ashitaka n'a pas attendu la malédiction de Nago pour avoir les yeux grand ouverts.

Ce qu'il fait pour empêcher San et Eboshi de s'entre-tuer, pour éviter la mise à mort du Dieu-Cerf, puis pour lui rendre sa tête, il le fait à cause de son regard sur le monde.

Je me suis un moment posé la question de savoir si Ashitaka est un idéaliste, autrement dit si il agit au nom d'un idéal. J'ai plutôt l'impression qu'Ashitaka est justement assez lucide pour ne pas être prisonnier d'un idéal. Comme tu le dis, il est libre, mais en même temps il s'applique à ne laisser aucun préjugé, aucun parti pris lui obscurcir le jugement.

Après qu'Eboshi lui ait montré son secret et son but (fabriquer des arquebuses pour détruire les anciens Dieux), Ashitaka réussit à contrôler sa colère et quitte l'atelier des lépreux. Il se rend alors aux soufflets des forges ou il discute avec les femmes. Tout cela va de pair avec cette discipline qu'il s'impose : écouter, regarder et respecter.

Regarder le monde avec les yeux grands ouverts n'est pas un objectif. C'est un moyen.

Le seul moyen pour pouvoir, ensuite, agir avec discernement. Du moins, si c'est possible.

Car l'amour entre dans l'histoire, et va conduire Ashitaka à des actions beaucoup moins raisonnables. Pour autant, Ashitaka change-t-il de ligne de conduite ?

Ses larmes sont certainement à la mesure de sa souffrance. Il aime San, mais il désespère de ne pas guérir de la malédiction, et de ne pas pouvoir vivre cet amour. Là dessus, je crois que tu as mis dans le mille.

Mais ce que Moro prend pour de l'égoïsme, c'est de l'amour, et rien d'autre. Un amour si respectueux de l'être aimé qu'Ashitaka préférera partir de son côté et laisser San accomplir son destin sur le champ de bataille, plutôt que de lui demander d'agir contre son coeur de guerrière.

Même quand San lui dira qu'elle ne peut vivre avec lui, car elle ne peut pardonner aux humains, Ashitaka se contentera d'un hochement de tête et d'un sourire.

Libre Ashitaka ?

En tout cas, son coeur, lui, est prisonnier d'une petite princesse sauvage...

 

Tout ceci n'étant bien sur qu'un simple reflet de ma propre perception, comme tu dis, seul Miyazaki possède la vérité !

Gildas

 

Édit du 7 avril 2016 - message de Cerise.

Si Ashitaka pleure lorsque Sans lui mache de la nourriture, n'est-ce pas aussi car il se rend compte que cette jeune fille (qui vit dans une forêt, entourée de loups, et qui déteste les humains) refuse de le tuer, et au contraire, l'aide à reprendre des forces ?

Ressentant de l'amour pour elle, il s'était sûrement dit qu'en effet cet amour était impossible...

Mais si celle qu'il aime l'aide à survivre , ne se rend-t-il pas compte que cet amour est possible ?

Et que s'il réussit à survivre malgré ses blessures, il a encore une chance ?

Cerise

 

Ce qui est sur, c'est qu'Ashitaka est un battant. Ce genre d'homme ne renonce jamais tant qu'il reste une chance, même infime, de renverser une situation. C'est d'ailleurs ce qu'il passe son temps à faire : renverser des situations ! Il est aussi capable de patience, vertu cardinale de tous les grands hommes qui ont renversé des situations impossibles dans l'histoire, de Gandhi à Nelson Mandela.

L'amour échape à toute logique. Même si Ashitaka sait que ses sentiments risquent de rester à sens unique, il ne peut s'empêcher de ressentir ce qu'il ressent. Or, pour San, nourrir Ashitaka bouche-à-bouche n'est pas un acte d'amour. Elle lui donne simplement à manger, comme un humain donnerait le biberon à un chaton abandonné. En matière de premier baiser, ce n'est pas très glamour.

N'importe quelle femme élevée dans le monde des humains serait troublée à l'idée de poser sa bouche sur celle d'Ashitaka, mais pas San. Ashitaka, lui, est troublé par ce geste, mais il voit bien que ce trouble n'est pas partagé, qu'un mur d'incompréhension existe entre lui et San. Qu'y a-t-il de plus triste dans une relation sentimentale, que d'embrasser une personne sans aucun effet ?

Gildas (avril 2016)