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Né à Lyon en 1925, le célèbre généticien Albert Jacquard fut polytechnicien par défi, puis administrateur de la SEITA, tout en poursuivant ses études de biologie humaine. Fasciné par la génétique il devient directeur de recherches à l'INED, puis membre du conseil national d'éthique, tout en participant activement, aux côtés d'associations humanitaires, aux débats sur l'hérédité, les injustices sociales, les inégalités. Vulgarisateur médiatique de la science, il écrit de nombreux livres tant pour les adultes, les chercheurs que pour les enfants.

Jean Verne : Pour vous, qu'est-ce que l'aventure?

Albert Jacquard: C'est: oser, aujourd'hui, une démarche dont je ne sais pas où elle me mène, mais qui m'attire de façon un peu souterraine. C'est justement une aventure, parce que je ne sais pas où je vais. C'est autant l'aventure amoureuse que l'exploration de l'Antarctique… Comme demain est inconnaissable, pratiquement tout est "aventure". Et l'on devrait se satisfaire de se lancer en permanence dans des aventures; alors qu'on essaie de maintenir la routine, ce qui est contraire à la vie.

J. V. : Des compétitions, comme The Race ou le Paris-Dakar, vous semblent-t-elles, comme cela est présenté par les médias, le symbole de l'aventure d'aujourd'hui? Vous intéressent-elles et pourquoi?

A.J. : Ce n'est certainement pas le symbole de l'aventure, parce qu'ils savent où ils vont; l'un fait une boucle, où il sait qu'il reviendra à son point de départ, l'autre va à Dakar - inutilement d'ailleurs, puisqu'il n'a rien à y faire - et dont il en reviendra par le premier avion. Par conséquent, ils se lancent pour rien. Seul, peut-être, le Vendée Globe, qui suit le même principe que The Race, apporte une justification: le prétexte de la rencontre avec soi-même. Pour le reste, il n'y a que du spectacle ridicule, et oser mettre sa vie en jeu pour quelque chose d'aussi stupide qu'être le plus rapide me semble être un signe d'infantilisme inquiétant. Aller vite, c'est se soumettre à ce paramètre de la vitesse, qui est la drogue la plus néfaste qui soit. Isabelle Autissier m'a dit qu'un jour la tentation lui était venue, en pleine course, au Cap Horn, de vouloir s'arrêter et goûter le plaisir d'y être; que d'être la plus rapide était secondaire. Vu par elle, l'important était le fait d'entreprendre. On peut espérer que ce soit le cas des marins de The Race, le fait d'être premier ne signifie rien. Moitessier a eu cette prise de conscience, mais c'est une exception.

 J. V. : Selon vous, quelles sont les raisons de l'engouement actuel pour la compétition sportive, l'aventure sportive?

A.J. : A mon avis, la compétition sportive à outrance, accolée ou pas au mot "aventure", n'est plus du sport. Il y a dans le sport, le paramètre du jeu; un jeu qui a des règles que l'on respecte, et qui permet de jouer avec les autres. A partir du moment où il y a "compétition", il n'y a plus sport; il y a déviation de l'objectif, et l'on ne peut pas parler de "sport de compétition". Parlons de spectacle, de compétition, de vendre des performances, mais ce n'est plus du sport. Au fond, dès que cela est une profession, ce n'est plus du sport. C'est un moyen de gagner sa vie, mais avec de tels excès qu'il y a de terribles conséquences pour le corps. L'espérance de vie d'un sportif de haut niveau est extrêmement réduite par rapport à quelqu'un d'ordinaire, par conséquent ce qu'il fait c'est vendre des années de son espérance de vie pour "gagner sa vie"; c'est exactement le comportement d'une putain. Pour moi, un sportif de haut niveau est forcément une putain, puisque la motivation devient vite de gagner de plus en plus d'argent. C'est la même attitude. Il n'y a pas l'ombre de l'aventure dans tout cela.

 J. V. : Ces déviations ne sont-elles pas alors un problème de culture?

A.J.: C'est un problème financier. C'est la conséquence d'une société qui pense que le bonheur est au bout du porte-monnaie. Tout cela vient de l'argent et des médias. Les médias nous trompent, et participent à rendre tout le monde stupide: ils mettent en lumière ce qui fait vendre, et comme en vendant beaucoup les gens y croient, ils en rajoutent et les gens achètent. C'est un cercle vicieux dont il faut sortir. La culture, c'est sortir des cercles vicieux. N'oublions pas que, ce qui corrompt tout, et précisément le sport de compétition, c'est l'argent qui est en jeu, et la recherche insatiable de notoriété médiatique.

 Jean Verne : Quelle a été l'aventure la plus importante que vous ayez vécue?

Albert Jacquard: Ma vie. En fait ce qui a eu le plus de conséquences, c'est le jour où j'ai dit: décidément, cette fille, elle est extraordinaire. [rires] Et depuis, je vis avec elle. C'est ça l'aventure la plus extraordinaire, avec les aventures adjacentes qui sont de faire naître des enfants.à la fois.

 J. V. : Quel est le risque le plus important que vous pourriez ou auriez pu réellement prendre?

A.J. : D'avoir des opinions qui sont non conformes, et de les diffuser… sans se tromper. C'est ça le vrai risque d'une vie: apporter quelque chose de nouveau. Regardez Einstein avec sa formule E=MC2! C'était gentil de sa part de nous monter que dans les masses, il y a de l'énergie. Le jour où il a vu la bombe d'Hiroshima, il était déjà moins content. C'est le risque. L'aventure, c'est déclencher des torrents, dont on ne sait pas où ils vont.

 J. V. : Quelle est l'aventure que vous rêvez ou auriez rêvé de vivre?

A.J. : J'aimerais que ce soit la suite de ma vie, et qu'elle soit un peu remplie de choses que j'ignore, de rencontres. Toute rencontre est une aventure. L'espace ne m'attire pas du tout. D'autant que quand on parle de "conquête de l'espace", les mots sont déplaisants car ils font références aux barbaries des conquêtes de territoires du passé. On ne conquiert pas, on explore. Alors, aller explorer la Lune ou Mars, pourquoi pas… mais de là à aller mettre la vie de gens en danger, c'est excessif. Quant à l'argent qui y est investi, il serait, selon moi, plus utile à aider les terriens à mieux vivre. On a le temps d'aller voir Mars. L'urgence, ce sont les gens qui crèvent de faim, ici.

J. V. : Selon vous, quelle aventure ou défi extrême vous semble impossible à l'homme?

A.J.: L'éternité. C'est impossible et qui plus est non souhaitable. On rêve tous de ne pas mourir; le passage à la mort est embêtant, certes, mais ne pas mourir et vivre éternellement, c'est pire. Ce rêve impossible est un faux rêve.

J. V. : Selon vous, quelle est la plus importante épreuve initiatique d'une vie?

A.J.: C'est l'événement qui vous fait prendre tout à coup conscience, quand on est jeune, que la vie aura une fin. C'est la présence presque concrète de la mort, de "ma" mort. Ce jour-là, tout change. La véritable initiation, c'est la compréhension qu'on est mortel et qu'il faut faire avec. Il faut admettre que c'est une bonne chose, et que cela implique une attitude différente face à la vie.

J.V. : Selon vous, dans toute l'histoire, quelle découverte, ou progrès, a eu le plus d'importance pour l'humanité?

A.J.:Je dirais volontiers la dernière. En l'occurrence, la découverte de l'ADN en 1953. Pour moi, cela a été un changement complet de définition du mot "vie", qui est plus profonde que tout ce qu'on a pu trouver auparavant. Rien n'est aussi déstabilisant, rien ne remet autant en cause les idées toutes faites que cette découverte; c'est-à-dire que tout ce que l'on appelait la vie, tient dans une molécule qui n'est pas mystérieuse du tout. C'est, fondamentalement, une révolution.

J.V. : Selon vous, quelle découverte, ou progrès, de la fin du 20e siècle aura le plus d'importance pour l'humanité au cours du 21e siècle?

A.J.: C'est ce qui découle de cette découverte de l'ADN: le clonage, la génétique, etc. Cela signifie que notre propre être biologique est entre nos mains, et que, par conséquent, il va devenir ce que l'on aura décidé qu'il soit. D'où la nécessité de savoir ce que l'on veut. La connaissance débouche sur la technique, qui, elle-même consiste à modifier ce que la nature fait spontanément. Il faut donc avoir une intention, un objectif. Quel est l'objectif des hommes? On s'est trop souvent laissé guider par le fait que, du moment que c'était possible, on le faisait… voir la bombe atomique. Maintenant il faut le faire, parce qu'on a le désir de faire. Et ce désir ne doit pas être individuel, mais collectif. Et on débouche sur un thème que j'aime développer: la démocratie de l'éthique. C'est-à-dire une éthique planétaire à laquelle chaque homme aurait participé.

J.V.: Selon vous, quelle découverte, ou progrès fondamental, l'humanité devra-t-elle faire dans le futur?

A.J.: La démocratie. Cela fait des milliers d'années qu'on essaie d'y croire. Peut-être que la vraie révolution c'est enfin faire que la démocratie, c'est-à-dire que l'intervention de chaque homme dans le bateau Terre, soit réelle. Or actuellement, tout de suite on pense que c'est utopique; non, c'est ça qu'il faut mettre en place. N'importe qui compte pour un et pas pour zéro. Et il y en a tellement qui comptent pour zéro! La réalité n'est pas faite d'objets, mais de liens entre les objets. Nous n'existons que dans un rapport à autre chose qui n'est pas nous-mêmes. A la portée de notre intelligence, il n'y a pas de "tout", ou alors il faut l'appeler Dieu; la notion d'univers ne tient pas debout. Les mathématiciens ont bien démontré que l'ensemble de tous les ensembles ne peut pas être défini.

J.V.: S'il ne devait rester qu'une seule science, laquelle souhaiteriez-vous conserver?

A.J.: Il n'y a qu'une science. Il y a des disciplines, mais la science est unique, et il n'y a qu'une attitude, c'est l'interrogation. On pose des questions, on tente d'y répondre, on monte des modèles. La science c'est de reconstruire une réalité virtuelle à côté de la réalité qui nous montre des petits bouts d'elle-même. La science, c'est demander à la réalité de se déshabiller.

J.V.: Quel monde connu ou inconnu souhaiteriez-vous que l'humanité explore?

A.J.: L'homme, la conscience. C'est le continent à explorer en priorité.

J.V.: Pensez-vous, comme Jules Verne dans sa nouvelle "Edom ou l'éternel Adam", que l'histoire de l'humanité soit un éternel recommencement?

A.J.: Je ne crois pas aux éternels recommencements, tout est nouveau. Le temps se déroule, et ce qui a eu lieu ne peut plus avoir lieu. Le temps est le grand créateur, il est plein d'imagination. Entre l'état de l'univers, il y a quinze milliards d'années et son état aujourd'hui: bravo, on a fait des progrès. La preuve, c'est que je suis là et que je n'y étais pas. Par conséquent, il n'y a pas du tout d'éternel recommencement. Il peut y avoir de temps en temps des boucles partielles, mais l'important c'est le torrent, pas les tourbillons.

J.V.: Quel futur proche, d'ici 100 à 200 ans, imaginez-vous pour l'humanité?

A.J.: Je ne prévois pas, mais on peut construire des scénarios possibles: les scénarios catastrophiques sont la guerre nucléaire ou bien l'enlisement dans l'argent, la consommation et, in fine, la destruction de la Terre (cela peut aller assez vite si on ne fait rien, et à ce rythme nous allons peut-être vivre les deux derniers siècles vivables pour l'homme). Alors il faut essayer que ça soit autre, et pour que ça soit autre, il faut bien décrire ces dangers-là; pour faire peur, et dire enfin: soyons sérieux. Faire en sorte que nos descendants, privés de pétrole et vivant dans un air pollué, en voyant des archives de F1 tournant bêtement sur des circuits, ne disent pas de nous: ces salauds-là! Mais la prise de conscience vient, oui… même si j'entends le directeur de Vivendi [ndlr: Jean-Marie Messier] dire que son seul objectif dans la vie est que toute les entreprises qu'il dirige, fassent des bénéfices, et que cela suffit à remplir sa vie d'homme… je me dis, si c'est vrai: le pauvre type! Le con total et dangereux… dangereux parce qu'il a du pouvoir et qu'il croit bien faire.

 

Albert Jacquard: Soyez humain, mais ne croyez pas aux recettes toutes faites pour le bonheur. Prenez conscience des limites, des conditions limites de votre sort, et des conditions limites pas de votre sort à vous d'aujourd'hui, mais à vous l'homme de demain. Par conséquent, on n'a pas le droit de chercher des optimums actuels quand on met en péril des optimums dans le futur. C'est tout le libéralisme, basé sur l'idée que les lois du marché aboutissent à un optimum collectif actuel ou d'un futur proche, qui doit être récusé. C'est de la folie d'oser viser un optimum à court terme, quand on se donne le luxe d'avoir des enfants. Puisqu'il ne tient pas compte du futur, ce libéralisme-là est traître à la cause de l'humanité.