Interview extraite du Cine Live n°56 d'Avril 2002

Ciné Live : Vous avez eu du mal à choisir une image extraite du film...

Hayao Miyazaki : C'est un choix très difficile car le film est tellement éclectique... Disons que j'ai choisi cette photo car c'est le moment où Chihiro, l'héroïne du film, prend une initiative. Elle retrouve l'origine de son essence. Elle retrouve ce qu'elle avait oublié d'elle-même. Elle se rencontre. Cette idée d'aller à la rencontre de soi-même est un des thèmes principaux de ce film.

 

Comment vous est venue l'idée du scénario de Chihiro ?

D'abord, je n'écris jamais de scénario, je passe immédiatement au story-board. Avec mon équipe, nous construisons le film d'une manière qui pourrait s'apparenter à la construction d'un bâtiment. Un peu comme si, jour après jour, nous posions des pierres. Parfois, certaines s'avèrent trop grosses ou ne vont pas avec les autres précédemment posées. Alors nous les mettons de côté tout en envisageant de les réutiliser à un autre moment. Il n'y a pas d'idée générale dès le départ.

 

Quelle a alors été la première pierre du film ?

L'image d'une petite fille recroquevillée sur elle-même au fond d'une voiture et dont on devait s'apercevoir tout de suite qu'elle n'était pas vraiment mignonne.

 

C'est assez inhabituel, surtout dans le contexte d'un dessin animé. Le héros doit plutôt apparaître comme étant immédiatement sympathique...

Justement, je souhaitais peindre le portrait d'une enfant ordinaire, tout juste capable d'accomplir des choses dont n'importe quelle petite fille de son âge est capable. Je n'avais aucune envie de lui faire faire des choses impossibles ou extraordinaires. Je ne la souhaitais ni comme un personnage particulièrement idéalisé, ni possédant un quelconque talent exceptionnel. En un mot, je la voulais banale.

 

Il y a dans votre film une très belle idée de scénario qui est, pour Chihiro, le risque de perdre son nom...

Dans la société actuelle, concrètement, beaucoup de personnes perdent leur identité jusqu'à en oublier leur nom. Vous faire oublier qui vous êtes est une façon pour les autres de vous dominer. C'est d'ailleurs un des autres thèmes de cette histoire : quel est le rapport que Chihiro va entretenir avec la domination ? Va-t-elle la subir ou, au contraire, la renverser pour dominer à son tour ? Le nom et la perte de celui-ci est une des clés de ce film. Le nom est pour moi le symbole de ce que l'on doit absolument préserver lorsque l'on se fond dans un groupe. Si Chihiro perd son nom, elle risque soit d'être effacée soit d'être transformée en cochon !

 

Quelle pourrait être la spécificité du voyage de Chihiro par rapport à vos précédents films ?

D'abord, le personnage de Chihiro représente un type de personnage je n'avais jamais développé dans aucun de mes autres films. Mes héros sont plus souvent attirés par la nouveauté. Ils ont une vraie capacité à s'étonner, à découvrir. Cette fois, mon héroïne est plutôt en retrait, elle a peur.

 

Cela a-t-il eu des conséquences sur votre approche de la mise en scène ?

Oui, et d'abord sur la composition du cadre. Chihiro est souvent en rétractation dans l'image, ce qui n'était pas le cas des héros de Princesse Mononoké ou de Mon voisin Totoro. Et en même temps, elle est aussi en train de courir tout le temps. Elle est beaucoup moins stable que les personnages précédents. Elle est beaucoup plus en mouvement. Ce qui a bien évidement influencé la réalisation de nombreux plans.

 

Vous avez dit souhaiter conférer à chacun de vos films un rythme particulier. Comment caractériseriez-vous celui-ci ?

Guzu ! C'est à dire "maladroit". (rires) Tout simplement parce que mon personnage l'est un peu. C'est ce qui explique d'ailleurs que le film soit si long (rires) Comme Chihiro est empotée - qu'il s'agisse de prendre une décision ou de faire quelque chose - et que la caméra suit cette héroïne, le rythme du film est à son image.

 

Comparé à l'ensemble des productions animées actuelles, votre film use moins de vastes mouvements de caméra...

Vous trouvez ? Il y en a pourtant pas mal...

 

Vous avez quand même recours à une grammaire de cinéma assez classique...

Par rapport à d'autres films je ne peux pas vous dire car je n'en vois pratiquement pas. Mais ceci dit, je vois ce que voulez dire et je suis plutôt d'accord. Il est vrai que je n'aime pas entraîner les spectateurs dans des mouvements de caméra qui ne sont pas justifiés. Il est assez facile et tentant de manipuler les sentiments du public ou les destins des héros en faisant des panoramiques ou d'amples mouvements de caméra. Je crois que pour cette raison, je pourrais ne travailler qu'en caméra fixe. Seulement parfois, il faut suivre personnages et le mouvement donc imposé non par ma volonté par le personnage lui-même. Ou bien dans le cas où un cadre ne suffit pas à tout montrer, je vais être obligé d'en changer ou de l'élargir. Mais un déplacement dans ma mise en scène sera toujours justifié par une nécessité de récit, jamais par la psychologie du personnage ou par une envie de virtuosité gratuite. En plus, lorsque l'on se base sur le plan fixe et que l'on commence à bouger, cela donne, à mon sens, une fraîcheur et une authenticité aux mouvements de caméra.

 

Chihiro est un personnage qui évolue et qui change beaucoup au cours du film, alors que l'histoire se déroule sur très peu de temps…

Pour moi, Chihiro est un personnage qui, au début du film, est mou, malléable. Un visage qui n'est pas tout à fait terminé. Elle n'est pas très jolie, un peu boudin… Pas terrible quoi ! (rires) En revanche, à la fin, le dessin a évolué de manière à ce que les traits de Chihiro puissent promettre une jolie jeune fille.

 

Justement, par quels moyens êtes-vous parvenu à faire apprécier ce changement ?

D'abord, comme vous le remarquiez, le film se déroule sur très peu de temps. Il n'était donc pas question que Chihiro change vraiment, qu'elle ait l'air plus âgée, qu'elle soit plus grande... Il fallait pouvoir exprimer une modification chez un personnage qui ne change pas physiquement. A mon sens, le plus important dans un visage, ce ne sont pas les traits mais les expressions. Pour un dessinateur, c'est là le moyen privilégié de révéler le paysage intérieur d'un personnage. C'est vrai qu'ici, au fur et à mesure du déroulement de l'histoire, mon équipe et moi-même avons enrichi Chihiro en terme d'expressions, alors que ses traits restent identiques. Je vais vous donner un exemple. Prenez un classique comme Cendrillon. Si dès le départ vous montrez Cendrillon comme une sublime jeune femme et ses sœurs et sa belle-mère comme d'immondes marâtres, l'histoire est finie. En revanche, si vous dessinez Cendrillon au début comme étant un peu éteinte, un peu terne, mais que le dessin révèle des possibilités dans ce visage qui s'illuminera en fonction des chances qui sont offertes au personnage, l'histoire devient alors un thriller formidable.

 

Le dessin de Yubaba et de sa jumelle Zeniba, dans le choix des proportions, est aussi très inspiré de la psychologie des personnages. Ce nez énorme et ces volumes inversés renforcent la méchanceté du caractère...

Yubaba est avant tout une gestionnaire, elle n'est pas spécialement méchante. Tout ce qu'elle dit à Chihiro au début, lorsqu'elle la traite de paresseuse et de bonne à rien, elle le dit en tant que chef d'entreprise. Le fait de l'avoir dessinée de manière si disproportionnée tout comme son nez, ses yeux ou sa coiffure, sont des éléments de peur pour Chihiro. Et je voulais transmettre ses craintes au public au travers du dessin. En fait, il y a un secret dans la conception de ce personnage : elle possède une tête énorme et en même temps, elle est de petite taille. J'ai voulu dès le départ qu'elle soit ainsi pour que Chihiro, à partir du moment où elle commence à grandir, puisse être de la même taille que Yubaba et qu'elle puisse parler avec elle d'égale à égale. Que du moment où Chihiro parvient à vaincre sa peur, elle puisse passer du stade dominant-dominé au stade d'égalité. Un autre secret de ce personnage tient dans le fait que même dans l'équipe, personne ne savait exactement la taille de Yubaba. Elle évoluait instinctivement en fonction de la psychologie de Chihiro. Par exemple, parfois, les yeux de Yubaba arrivaient plus bas que ceux de Chihiro, et parfois c'était le contraire.

 

Vous avez travaillé pour la première fois avec des couleurs numériques. Quel changement cela a-t-il induit ?

En général, il faut être fixé sur les couleurs très tôt, car dans l'animation, vous pouvez utiliser jusqu'à mille couleurs différentes. Pour ce film, j'ai effectivement travaillé pour la première fois avec des couleurs numériques, qui sont des teintes intermédiaires. Cela nous a obligés à revoir totalement notre façon de faire. Jusque-là, nous déterminions une charte de couleurs avant même de commencer le film, mais cela n'a plus été possible. En effet, les couleurs numériques ne peuvent s'utiliser qu'en fonction du rapport entretenu avec la couleur avoisinante. Mais nous nous sommes aperçus que ces couleurs étaient approximatives, peu fiables. En plus, je les croyais inaltérables car élaborées numériquement, mais en fait, selon les moniteurs, elles étaient à chaque fois différentes. Nous avons donc travaillé en premier sur les fonds et avec des méthodes de coloration traditionnelles puis, en fonction du résultat, nous attribuions les couleurs aux personnages.

 

Le montage, par ses ruptures de perspectives, renforce l'impression de perte de repères qui est l'histoire même du film. On ne sait jamais très bien où l'on se trouve, ce qui se situe derrière, devant...

De manière générale, je n'aime pas les scènes explicatives. Pour moi, elles ne servent à rien. Je préfère que la logique de récit s'exprime en fonction de la sensibilité, et non de la réalité. Avec ce film, je voulais que le spectateur éprouve la même chose que Chihiro, le même sentiment d'égarement. Et qu'il soit obligé de réagir non pas avec son intelligence mais avec ses émotions et son cœur.

 

Xavier Leherpeur (Cinélive)

 

Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no Kamikakushi),

de Hayao Miyazaki. Sortie le 10 avril

 

Si vous voulez lire encore :

une autre interview, dans 'Le Monde'