Réflexions sur
Le Voyage de Chihiro
(attention : SPOILERS)
mis à jour le 23 janvier 2003

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Cette page évolue constamment au gré de mes idées et surtout de vos suggestions.
Revenez-y de temps en temps :)

Elle vise à compléter sans le plagier le splendide dossier de Buta-connection.


Le pouvoir des mots

Un symbole ancien

Les noms et les mots ont une grande importance dans l'histoire. Pour prendre le pouvoir sur ses serviteurs, Yubaba les prive de leur nom. Ne plus avoir de nom, c'est perdre ses racines et son identité.

Cette idée se retrouve dans quelques oeuvres de littérature Fantastique. Je pense notamment au 'Sorcier de Terremer' d'Ursula Le Guin. Connaître le véritable nom des choses dans le monde de Terremer procure un pouvoir sur elles, et permet de les dominer. Les sorciers ne peuvent agir magiquement contre un adversaire à moins de connaître son véritable nom. Dans 'Le Voyage de Chihiro', Yubaba emploie ce genre de stratagème. Il s'agit d'une situation classique de conte fantastique.

Pour tous ceux qui travaillent à la Maison de Bain, et qui ont tous perdu leurs noms d'origine, il n'y a donc pas de retour en arrière possible. La parabole sur notre propre identité dans le monde réel n'est pas anodine. 'Sen' , c'est Chihiro déshumanisée dans une société de travail et de consommation.

Mais pour survivre dans ce monde des esprits qui dans le fond ressemble beaucoup au notre, il faut en accepter les règles : La Parole a valeur d'engagement. Même Yubaba y est soumise : quand Chihiro dis qu'elle veut travailler, Yubaba n'a d'autre choix que de lui laisser sa chance, ainsi qu'elle s'y est elle-même engagée.

Savoir dire non

Pour autant, accepter les règles, cela ne veut pas dire tout accepter. Dans sa relation avec le si étrange 'Sans-Visage', Chihiro saura se détacher de l'envie matérialiste (La divinité lui offre de l'Or !).

cette divinité a clairement un gros problème de communication. Elle ne peut que murmurer des mots sans suite, et agit vis-à-vis de Chihiro comme un petit enfant qui veut qu'une grande personne s'occupe de lui. Chihiro répond 'non' au Dieu sans Nom, provoquant sa rage et son désespoir, mais ce nom la sauve de la gloutonnerie du monstre.

En fait, chacun de nous détient ce pouvoir immense de dire 'Oui' ou 'Non' à ce que la société tente de nous imposer. On dit 'Oui' et on fait partie du système, quitte à y perdre notre identité, à se faire dévorer. On dit 'non' et on peut choisir son chemin, mais cela suppose de tourner le dos aux conventions et d'accepter de risquer la solitude...
Dire 'Non' est possible, les règles du Monde des esprits le permettent, mais il faut être prêt à en assumer les conséquences.

La parole qui libère

Le fils de Yubaba ne parle que pour réclamer, se plaindre et menacer... mais Yubaba l'a convaincu que le monde extérieur est dangereux et qu'il risque d'y tomber malade. Boo est ainsi prisonnier de l'image du monde que sa mère lui impose. Il s'en libère lorsqu'un sortilège le transforme, le réduisant au silence. Il n'a alors d'autre choix que de suivre Chihiro ! Quand il retrouve la parole à la fin, c'est pour dire à quel point son aventure lui a plu, et pour soutenir Chihiro de façon décisive.

Quand elle révèle son vrai nom à Haku, elle le libère de sa servitude. Et c'est par les paroles de tous ceux avec qui Chihiro a tissé des liens que Yubaba est contrainte de lui offrir une chance de sauver ses parents et de regagner sa liberté.

Jeu sur les noms

Il y a aussi dans le film tout un jeu sur les noms : Haku signifie 'Blanc'. Dans la scène où le dragon est attaqué par les oiseaux de papier, Chihiro lui dit "courage, dragon blanc !", et elle s'aperçoit tout en parlant qu'elle prononce le nom de son ami...
De même le nom de Chihiro signifie littéralement 'mille brasses', et il renvoie à l'accident au cours duquel elle a failli se noyer. Ainsi, le nom même de Chihiro est un clin d'oeil au lien qui l'unit à Haku.

Autant de subtilités auxquelles seules la V.O. peut rendre justice.

 

La consommation

Mange moi !

Dans de nombreux contes traditionnels, ce qui est mangé, ou ce qui est donné à manger, a souvent un sens très fort. Dans le petit Poucet, l'Ogre est amené à manger malgré lui ses propres filles. Dans le petit chaperon rouge (version originale, non édulcorée), le loup donne à manger à la fillette la chair de sa grand-mère, et lui fait boire son sang... avant de la dévorer. Et comment ne pas penser à Alice (de Lewis Carol) qui se transformeà force d'avaler toutes sortes de biscuits et de champignons. Dans Hansel et Gretel, les deux enfants mangent la maison de la sorcière, qui est en pain d'épice, en sucre d'orge et en nougatine; en retour ils se font capturer, et Hansel doit travailler pour engraisser sa soeur afin que la sorcière en fasse un festin...

C'est à tout cet imaginaire européen que nous renvoie 'Le voyage de chihiro'. Malgré l'imagerie et le bestiaire japonais, les motifs sont communs et universels...

Évidemment, pour des japonais, les références sont forcément différentes, mais je suis sur qu'il y a des contes japonais comparables sur le fond, sinon sur la forme (si vous en connaissez, faites-moi, signe !)

Déclinaisons dans le film

Thème récurent et multiple, la consommation intervient à de nombreuses occasions :

- Les parents de Chihiro ont mangé ce qu'ils n'auraient pas dû.
- Chihiro doit absorber quelque chose du monde où elle est pour ne pas y disparaître.
- Le Dieu sans visage crée un chaos énorme par sa frénésie gloutonne.
- Haku a été ensorcelé par Yubaba qui lui a fait avaler une étrange bestiole.
- Haku, encore, a avalé le sceau de Zeniba, qui le ronge intérieurement.
- La boulette amère donnée par la divinité des eaux va libérer Haku et le Dieu sans Nom de leur souffrance en leur faisant vomir ce qu'ils ont avalé.

La nourriture est la parabole parfaite de l'échange, de la relation entre les êtres. La scène dans laquelle Haku donne à Chihiro des gâteaux de riz qu'il a enchanté est l'occasion pour elle d'évacuer toute sa tristesse accumulée et de reprendre espoir.

Il en va tout autrement pour le Sans-Visage, qui avale tout sans aucune émotion. J'y vois une allégorie sur notre société de consommation et sur les confusions qu'elle engendre. Ce dont nous avons le plus besoin, est-ce de nous gaver de biens matériels ? Miyazaki dit que le sans-visage représente le Japon contemporain, qui oublie son identité et ses valeurs en sombrant dans le consumérisme et le culte de l'argent.

Avez-vous remarqué le dieu sans visage à la fin du film ? Au moment du Thé avec Zeniba, il mange sa part de gâteau avec soin, prenant délicatement une bouchée à la fois avec sa fourchette...

Certes, la boulette amère (boulette de plante médicinale) lui a fait vomir l'intégralité de ce qu'il avait absorbé, et qui faisait de lui un monstre, mais ensuite, il a suffit que Chihiro montre un peu d'attention vis-à-vis de lui pour qu'il change d'attitude !

Le pouvoir de la mémoire

"On n'oublie jamais vraiment les choses qu'on a vécu. On a seulement parfois du mal à s'en souvenir."

Cette phrase de Zeniba, qui intervient à la fin du film, illustre l'importance que Miyazaki accorde aux souvenir et au choses du passé. Face à une civilisation de l'immédiateté (associée à la consommation), il a constaté que les jeunes japonais ont tendance à oublier leurs racines et leur culture. Ceci n'est bien entendu pas vrai qu'au Japon.

Le rythme auquel nos sociétés fonctionnent, et la rapidité avec laquelle les modes et les goûts changent et se succèdent poussent à ne se tourner vers le passé que par pur nostalgisme, et jamais pour réfléchir au sens qui nous donnons à nos vies.

C'est ainsi que vit le personnel d'Arubaya. Tous ont non seulement oublié leurs identités, mais ils ne vivent plus que pour le profit. Le film exprime clairement que travailler est essentiel pour vivre, comme l'évoque d'ailleurs le dossier de Buta-connection, mais se perdre dans le travail au point d'oublier qui on est et d'où l'on vient, cela conduit à une déshumanisation, dans laquelle l'existence hors du travail n'a plus de sens.

Certes il faut travailler, mais il faut se rappeler pourquoi on le fait !

La mémoire est aussi le moyen pour Chihiro de réussir finalement à délivrer Haku de sa servitude. Et ce souvenir, ce n'est même pas un souvenir direct, c'est un souvenir d'un épisode de son enfance que sa mère lui a raconté. Les souvenirs font partie de nous, et sont le moyen indispensable à la construction de nos relations avec les autres.

Interdépendance et relations

Importance des autres

Quand notre jeune héroïne retrouve son nom, c'est uniquement grâce à Haku qui a gardé ses affaires ainsi qu'une carte portant son nom. Tout au long de l'histoire, les personnes qu'elle rencontre prennent de plus en plus d'importance, et les relations qu'elle construit la poussent à donner le meilleur d'elle-même. Cela commence Haku, qui la sauve de la disparition et lui indique quoi faire pour être acceptée à la maison de bain. Ensuite, ce sont les Susuwataris (lmes "boules de suif"), qu'elle aide et qui la soutiennent face à Kamaji. Elles prendront soin des chaussures de Chihiro, et l'aideront face à la bestiole recrachée par Haku.

Puis, Kamaji l'aidera à aller trouver Yubaba. Même le dieu des radis (celui qui est tout blanc avec de drôles de moustaches) la guide jusqu'à la porte de Yubaba sans contrepartie (son attitude rappelle celle du vieux chien dans 'Kiki').

Il y a aussi Lin qui lui apprend à travailler, et le dieu de la rivière qui saura la récompenser de son courage.

A chaque fois, Chihiro va grandir, et nouer une relation fructueuse. Elle finira même par réussir à apprivoiser le Sans-visage.

Kamaji lui indiquera où trouver Zeniba, lui fournissant le moyen d'aller chez elle.

Conquête de l'autonomie

A ce moment Chihiro a atteint un degré d'autonomie suffisant pour prendre l'initiative de partir voir Zeniba, ce dont elle aurait été incapable auparavant. Mais agir de façon autonome ne veut pas dire indépendance. L'assurance que chihiro a si durement conquise lui impose de prendre des responsabilités, car après avoir dépendu des autres, elle se trouve dans une situation ou les autres dépendent d'elle.

En cela, la scène du voyage en train est un moment culminant du film.

D'abord, Chihiro ne part pas du tout dans le but de sauver ses parents. Seul le sort de Haku la préoccupe car c'est son ami et allié dans le monde des divinités. Elle sens qu'un lien fort l'unit au jeune homme, sans savoir encore précisément lequel (il sera révélé dans une des dernières scènes).

Je me repasse cette scène dans ma tête... Et je revois le visage concentré, préoccupé de Chihiro, pendant que Bébé (!) et son garde du corps (!!) contemplent le paysage. Quel changement avec sa tête endormie et blasée de la scène du début ! (qui est aussi une scène de voyage).

En dépit d'une apparence de sérénité et de calme, cette scène montre le passage de Chihiro d'une attitude passive à une attitude active face à la vie. Elle est devenue un point d'attraction pour Bébé et pour le Sans-Visage.

L'ouverture au monde

Au début de l'histoire, Chihiro est plutôt renfermée sur elle-même. Elle n'est pas contente de déménager, refuse de suivre ses parents dans le tunnel et part même bouder dans son coin pendanrt que ses parents mangent.

Elle va pourtant rencontrer quelqu'un d'encore plus fermé qu'elle : Boo, l'énorme bébé de Yubaba. Boo est l'image même de l'enfant-Roi. Il exige de sa mère toute son attention, et menace même sans sourciller de casser le bras de Chihiro si elle refuse de jouer avec lui. Quand il est transformé en Boo-nezumi (littéralement "enfant-souris") par Zeniba, il perd d'un coup tout le pouvoir qu'il avait sur son environnement. Chihiro devient alors son seul espoir , car elle connait son identité véritable (vous aurez noté qu'il y a là, encore, une histoire d'identité). Or, en suivant Chihiro, il va pour la première fois de sa vie sortir du palais des bains et découvrir le monde extérieur, avec un enthousiasme et une exitation inversement proportionnels à sa nouvelle stature !

Sur le chemin de ola maison de Zeniba, Boo refuse même fièrement de se faire porter par Chihiro, montrant sa prise de confiance en lui. Une prise de confiance limitée, car à la moindre alerte, Hae-dori ("oiseau-volant") l'emmène aussitôt sur l'épaule de Chihiro.

Chez Zeniba, Boo va lui aussi se mettre au travail pour aider la sorcière à tisser son fil. En revenant plus tard chez Yubaba, Boo lui dira s'être bien amusé, et avoir fait un beau voyage. Son ouverture au monde lui a aussi ouvert l'esprit. C'est aussi ce qui arrive à Chihiro dès qu'elle prend conscience de pouvoir agir sur son propre destin, au moment ou elle réussit à purifier le grand dieu de la rivière.

Tisser ensemble le lien de la vie

Quand la petite troupe arrive chez Zeniba, on n'est à peine surpris du bon accueil que lui réserve Zeniba. A voir la tête de la sorcière quand Chihiro lui rend son sceau, on se rend bien compte que cet objet a pour elle une immense importance. Mais l'attitude déférente de Chihiro, qui présente ses excuses avec tant de sincérité, désamorce toute la tension.

Zeniba se montre accueillante (qui se serait attendu à l'entendre proposer du thé avant même que Chihiro lui rende son sceau ???) et donne à Chihiro le dernier conseil dont elle aura besoin pour résoudre ses problèmes.

La signification du ruban que Zeniba fait tisser pour Chihiro est quasi-explicite : "Le fil de ta vie se tisse avec celui des autres, cultive ce lien par tes actions."

Chihiro retrouve ses parents, justement grâce aux relations qu'elle a su nouer, et regagne le monde réel. Toute son aventure prend alors une allure onirique qui fait immanquablement penser à 'Alice au Pays des Merveilles', mais la fin est très différente !

Relation parents-enfants

Ses parents ont tout oublié, et on se demande finalement si toute cette histoire lui aura appris quelque chose à elle. Pourtant... pourtant dans l'un des derniers mouvements de Chihiro quand elle se tourne pour rejoindre la voiture ou ses parents l'attendent, on voit briller dans ses cheveux le fameux ruban, qui est bien réel... il fait partie de sa vie et de la jeune fille qu'elle va devenir.

Cet épilogue est plutôt dur pour les parents : ils sont les seuls  à ne rien avoir appris de plus dans cette histoire. Leur forme humaine ne suffit pas à effacer l'impression qu'ils sont intérieurement des cochons, inconscients de leurs fautes, inconscients de ce qui s'est passé pour Chihiro.

J'ai la nette impression que Miyazaki s'adresse de façon indirecte à ses spectateurs adultes 'Voyez comme une enfant est capable d'évoluer, et comme les adultes peuvent être creux, superficiels et statiques'.
Une façon de leur dire : 'Ne soyez pas des cochons pour vos enfants, soyez attentifs à eux, évoluez avec eux'.

En revanche, son film s'adresse directement à ses jeunes spectateurs : il leur envoie un formidable message d'espoir et de courage, sans leur mentir sur les difficultés qui les attendent dans la vie. Si je devais traduire cela en mot, ça donnerait: "Accrochez-vous, ça va être dur, mais ayez confiance en vous, sachez nouer des relations avec les autres et ne tombez pas dans le piège de la société de la consommation. Alors, vous pourrez bâtir votre vie et votre bonheur."

 

 

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